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 1 Le puits de Fontevraud

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Engourdie par la chaleur du poêle et un verre de vin rouge, Éléonore se blottit dans le vieux canapé en velours râpé de son logis et tourna les pages d’un grimoire du XVIe siècle. Il comportait des fables, ornées d’enluminures naïves, ayant pour cadre l’abbaye et le bourg de Fontevraud. Elle s'attarda sur celle intitulée Le Puits, illustrée de personnages en tenue d’époque...

« Il était une fois une noble et belle jeune fille, prénommée Aliénor, qui logeait dans un château délabré, proche du village de Montsoreau. Elle était entichée de son voisin et compagnon d’enfance, issu d’une famille huguenote désargentée, et refusait farouchement d'épouser un beau parti choisi par son père. Pour pénitence, la demoiselle angevine avait été recluse au couvent de Fontevraud, dans la partie réservée aux femmes repenties...Obstinée et amoureuse, usant de stratagèmes, Aliénor avait fait venir son bien-aimé : il avait réussi à franchir le mur d'enceinte du domaine et à déjouer la surveillance des moniales. Éperdue d'amour pour son valeureux chevalier, elle s'était donnée à lui avec ferveur dans son austère cellule et lui avait demandé de renouveler son exploit au fil des nuits... »

À ce moment de sa lecture, Éléonore s'assoupit et s'engloutit dans un rêve qu'elle épousa totalement, n’en distinguant pas la frontière avec sa vie réelle. Elle y vit Adam, bravant les brumes hivernales des Bords de Loire pour venir la retrouver.

 2 Saint-Jean-de-Monts

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Lorsque je ressortis de l’appentis, je m’aperçus qu’un important brouillard était tombé, recouvrant les contours des maisons délabrées. Désorientée, j’hésitai sur la direction à prendre... Le faisceau de ma torche ne perçait pas le voile opaque. À travers le silence cotonneux, j’entendis le claquement d’une portière et des éclats de voix. En alerte maximum, je tendis l’oreille. Le bruit se rapprochait de la voie sur laquelle je m'étais figée. Je pensai qu’à cette heure et en ce lieu, il ne pouvait s’agir que des trafiquants de chats... J’espérais qu’ils n’avaient pas repéré la Simca. Avec cette brume, j’avais une chance qu’elle soit demeurée invisible. Je quittai l’allée pour me glisser entre deux baraques, j’allais longer les bâtiments côté jardin afin d’éviter une mauvaise rencontre...

Je m’embourbai jusqu’aux chevilles et me faufilai vers ce que je pensais être la sortie du lotissement. Manifestement, les visiteurs du soir étaient parvenus à la prison des chats près de laquelle je devais repasser ; je les entendis s’exclamer depuis le jardinet embroussaillé situé à l’arrière de la bicoque.

J’avançai aussi vite que possible malgré l’obscurité et les branchages qui me griffaient les joues. Au bout d’un temps suffisant, je bifurquai pour remonter sur la voie dallée. Je reconnus le secteur, ma voiture ne devait plus être très loin. Je débouchai enfin sur le parking défoncé. Je ne remarquai pas le véhicule des truands, mais le site déployait plusieurs accès… En revanche, il me sembla apercevoir une lueur tremblée et des ombres mouvantes au fond de l’allée que je venais de quitter.

 3 Une partie de 421

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Tout devant lui, je remarquai Églantine, déchaînée, qui dansait en moulinant des bras et des jambes. Manifestement, elle connaissait le groupe, car, à l'issue du concert, elle vint vers nous pendue au bras du chanteur et fit les présentations. Il s'appelait Dimitri et me lançait des regards sombres à travers les mèches rebelles qui balayaient son front. Il fit jaillir une cigarette d'un étui argenté pêché dans la poche intérieure de son blouson, il m’en proposa une, « Non, merci », lui opposai-je.

Dimitri alluma sa cigarette et fit vibrer sa voix de basse, « Je m'en doutais », puis, il rajouta, « Je te paie un coup au bar », sans attendre ma réponse, il agrippa mon bras et m’entraîna.

Décidément, tout le monde voulait me faire boire ce soir. J'eus juste le temps de saisir la mallette noire que j'avais posée au sol et de faire un petit signe à Vincent qui commençait à roucouler avec sa fiancée. Mon nouveau partenaire me mena au comptoir. Je me juchai sur un tabouret qui venait de se libérer, en tirant sur ma jupe droite, sacoche coincée entre les mollets. Dimitri me reluqua les jambes et émit :

  • Qu'est-ce que tu trimballes là-dedans ?

Je posai un doigt sur mes lèvres :

  • Chut, c’est top secret...

 4 La véritable histoire de Lewis Elmore

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C'est avec baby Lew, âgé de cinq mois, que Clare débarqua à Fulham Road. Si le quartier était assez chic, elle constata bien vite que l'appartement était insalubre ; les murs étaient moisis, le mobilier brinquebalant et une vieille odeur de rance y régnait.

Les habitants des lieux furent interloqués de découvrir, sur le pas de leur porte, un bout de femme avec son bébé joufflu dans les bras. L’arrivante portait une valise en carton bouilli et était harnachée d’un vieux sac à dos. La fatigue se lisait sur son visage de madone balayé par de longs cheveux bruns et mangé par des yeux couleur d'ambre.

Face à cette apparition romanesque de jeune beauté éperdue qui demandait après Lewis, les garçons ne pipèrent mot. Puis, Philip marmonna que leur ami dormait encore, et qu’il allait le prévenir... Après une brève consultation du regard, les autres s’éclipsèrent.

Au bout d’un moment, Lewis apparut, hirsute et dépenaillé, l’air peu amène. Il se prit la tête entre les mains à la vue des deux visiteurs plantés au milieu du salon encombré. Une fille blonde en mini-jupe émergea à sa suite et ricana à la vue de Clare qui rougit et détourna les yeux. La fille s’approcha de Lewis, lui dévora la bouche d’un baiser et lui lança, « À ce soir », avant de s’éclipser à son tour. Embarrassée, Clare émit :

  • Bonjour Lewis.

 5 HARLEY-DAVIDSON

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J'étais tombée sur l'équipe de musiciens place de la gare de Cholet par une fin d'après-midi de l'été dernier. Je venais de rater le dernier train pour Angers et j'avais avisé un minibus pétaradant bourré de garçons, qui, d'après leur bavardage, attendaient quelqu'un en provenance du Croisic. Un beau brun à la frange gominée, dont le look avoisinait celui d'Elvis (jeune), se roulait une cigarette sur le marchepied du combi. Je m'étais plantée devant lui, peu à mon avantage, dégoulinant dans ma robe fripée, et lui avais demandé :

- Bonjour ! Iriez-vous du côté d'Angers, par hasard ?

Il avait pris tout son temps pour me reluquer, avait allumé sa clope avec un Zippo et avait lâché :

- Ça se pourrait...

J'étais naze, il faisait un temps caniculaire de plein juillet et je venais de me faire évincer pour un poste d'aide-bibliothécaire lors d'un ultime entretien. Je n'aspirais qu'à retrouver la quiétude de ma fraîche demeure et n'étais pas d'humeur à discourir avec un zigoto.

- Mais encore ?

- Tu fais quoi dans la vie ?

- Pas grand-chose...

- Tu chantes ?

- Bah... j'sais pas... ouais, p't'être... quand je repasse mon linge...

- C'est quoi ton répertoire ?

J'avais soufflé, excédée :

- Euh... Sheila, France Gall, Michèle Torr...

- Fais voir.

J'avais tourné les talons en lui lançant :

- Oh merde, tu fais chier ! J'me casse.

J'avais joint l'acte à la parole et j'avais tracé. Au bout de quelques mètres, quelqu'un avait agrippé mon épaule et je m'étais retournée. Elvis me souriait largement. L'aventure avait commencé...

 6 Une histoire corse

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Letizia ne s’attarde pas. Lorsque le cercueil de son père est descendu en terre, elle s’agenouille brièvement devant la tombe, fait le signe de la croix, puis, elle s’éclipse hors du cimetière.

Frêle silhouette mouvante, noir vêtue, elle regagne le centre du bourg. Son large jupon bat ses chevilles au rythme de ses pas rapides. Sa chemise lui colle à la peau. Tout en avançant, elle détache son foulard de dentelle et libère sa chevelure qui se répand, en vagues sombres et lustrées, dans son dos. D’un revers de manche, elle éponge son front perlé de sueur.

Elle remonte une ruelle pavée, franchit une courette coiffée d’un treillis de vigne, et s’introduit dans une maison basse, aux volets clos. Dans la cuisine, elle accède à un évier taillé dans le granit. Elle y verse de l’eau à partir d’un broc émaillé qu’elle replace sur la paillasse ; elle s’y rafraîchit les poignets, humecte ses tempes et son cou.

Elle vire dans la pièce en inspectant les placards et le garde-manger. Puis, elle dispose, sur la table en bois ciré, le salamu, le broccio et le pana avec quelques fioles de vinu de Sciacarello... Bientôt la famille et les proches vont débarquer pour la collation d’usage après un enterrement.

Soudain épuisée, Letizia s’assoit sur la margelle en pierre de la cheminée. La tête entre les mains, elle ferme les yeux. Elle ressent fortement les vibrations émises par la vieille demeure. Les murs ont des secrets. Au fils des ans, ils ont enregistré les cris et les gestes de leurs habitants. Par moment, ils diffusent leur mémoire et Letizia est percutée par des visions qui alimentent ses propres souvenirs.

 7 Le roi lézard

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Le lieutenant Gloria Pepsovna pénétra au Tonnerre de Brest en repoussant énergiquement la double porte battante. Fine et nerveuse dans son tailleur-pantalon bleu marine ouvert sur un chemisier blanc, les yeux dissimulés par des Ray-Ban Aviator à verre miroir, elle claquait le plancher de ses escarpins rouges, agitant ses longs cheveux bruns et lisses au rythme de sa démarche. Son regard circula dans la pièce puis se fixa sur Jimmy, avantageusement installé au comptoir. À demi assis sur un tabouret, il grattait sa guitare et chantait sourdement « Riders on the storm... If you give this man a ride, Sweet family will die... »

Gloria l'apostropha d'une voix rauque : « Eh vous ! Je cherche le  tenancier ! »

Le jeune homme lui répondit, sans cesser de jouer, « Je vais vous  l'appeler » Il héla l'intéressé à travers l'ouverture de la cuisine. Francis parut, la taille ceinte par son inévitable tablier qui avait encore gagné en salissures. Le lieutenant pointa vers lui une main élégante aux ongles manucurés, fit claquer un chewing-gum dans sa bouche, remuant ses lèvres pulpeuses, et balança :

  • Vous êtes le patron de cette gargote ?

  • Gargote ? Ceci est un restaurant de cuisine française ! Madame ?

  • Agent Pepsovna, brigade criminelle, police de Los Angeles. Vous étiez l'employeur d'Anita Patakis. Vous n'êtes pas sans savoir qu'elle a été retrouvée morte sur la plage, ce matin. J’ai quelques questions à vous poser.

Francis Vergneau s’installa avec la policière dans l'espace le plus reculé de la salle. Gloria Pepsovna préleva un carnet à spirale et un crayon à mine dans la sacoche qu'elle portait à l'épaule et mena son interrogatoire. Elle prit des notes, faisant tourner son gum dans sa bouche. Puis, elle demanda à parler à l’autre employé. Francis lui dépêcha Julian, lequel précisa qu'il avait déjà été entendu.

 8 En cas de malheur

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Stella traîna dans Soho, dans Carnaby Street, musarda dans King's road... La jeune fille éclatait d'une grâce juvénile et attirait tous les regards. Elle se promenait, nez au vent, sourire mutin aux lèvres, vêtue de skaï noir et rouge, sa longue crinière ondulant sur les épaules. Oiseau de nuit, elle voletait de pubs en clubs d'où fusaient les sons des guitares saturées et les voix éraillées, les rires déchirés, des apprentis musiciens déjantés.

La jeunesse anglaise redéfinissait les contours de ses terrains de jeu qu'elle occupait sans vergogne. Elle s'éclatait, exultait, titubait sous l'effet conjugué des décibels, de l'alcool et des stupéfiants. La jeunesse rebelle divaguait, se lâchait et crachait sur les valeurs éculées du Royaume-Uni, dans l'ivresse d'une liberté retrouvée.

Stella était dans le mouv', avide de connaissances et de rencontres, elle papillonnait entre des amoureux occasionnels. Elle flasha sur un jeune type dégingandé, aux cheveux noirs hérissés, dont le visage s'étirait d'un rictus moqueur. Son caractère ombrageux, son esprit cynique, ses propos sarcastiques, plurent à Stella qui privilégiait la compagnie des bad boys...

L'élu avait une forte disposition pour la défonce et la déconnade.

Stella le rencontra un soir qu'elle marchait dans Wardour street, en direction du Marquee, petit club de concerts où passaient les groupes de rock à la mode. Une voiture ralentit à sa hauteur, à l'intérieur des garçons surexcités la hélèrent :

  • Eh baby ! Tu viens ?

Stella continua sa route sans s'intéresser jusqu'à ce qu'un des olibrius, éjecté de la voiture, lui barre la route en rigolant :

  • Eh, t'es super ! Je t'emmène ?

Stella scruta l'opportun et désigna l'entrée du Marquee :

  • Je vais là...

  • Moi aussi...

  • Stella...

  • Stiv...

 9 Let It Bleed

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Dès le premier soir de nos retrouvailles estivales, il m'isole dans sa chambre pour me montrer les disques qu'il extrait avec soin de son cartable en cuir. Je flashe immédiatement sur une pochette représentant un gâteau dont la composition hétéroclite s'étage sur un vinyle. Je tourne le disque entre mes doigts, fascinée, et demande :

  • C'est quoi ?

  • C'est « Let It bleed ¹ » des Rolling Stones ! Ignare...

Philippe branche son Teppaz et place le bras du lecteur au début de la galette. Ça grésille, puis je suis aussitôt transportée par des ondes musicales troublantes. Toutes les chansons me bouleversent et, plus particulièrement, « Gimme Shelter ² ». Je suis envoûtée par la puissance rythmique, la richesse mélodique et vocale du morceau.

Je déplie la pochette et tente de traduire les paroles des chansons. J'interroge mon cousin :

  • Mais, qui chante ?

  • C'est Mick Jagger, répond Philippe.

Je scrute les photos des musiciens.

  • C'est lui là ? Je pointe du doigt un garçon au visage extraordinaire et à l'allure androgyne.

  • Oui...

Je souffle :

  • Je l'aime...

  • Quoi ? T'es folle ma pauvre fille ! Tu ne le connais même pas.

  • Maintenant, si... je l'aime.

Philippe hurle :

  • Dégage pauvre folle ! et je quitte précipitamment la pièce.

Les nuits suivantes, je demande à mon cousin de passer le disque en boucle, je tiens à l'entendre à travers la mince cloison qui nous sépare. La musique tourne dans ma tête, les paroles s'impriment dans ma mémoire. J'enregistre chaque variation, chaque intonation, mon destin est scellé. Je serai une fan éternelle...

Aujourd’hui, 20 juillet 1969 est un jour particulier.

Ce soir, le premier homme marchera sur la lune !

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